LA CABANE DE TRISTESSE


Malheureusement, et même en voyage, il y a un endroit que je trimballe toujours avec moi : ma cabane de tristesse.

Jusqu’à récemment, elle n’avait pas de nom, c’était même pas une cabane en fait. Sans forme précise. Mais ça a toujours été là d’aussi loin que je m’en souvienne. C’était juste un endroit un peu sombre où j’allais me réfugier des fois, sans vraiment savoir pourquoi ni comment.

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Arrowtown – Nouvelle Zélande

C’est un ex-amoureux qui lui a donné son nom il y a 4 ans environ. Ça m’a tout de suite plu, plus approprié tu meurs. Il disait que j’allais me réfugier là-bas, claquant la porte derrière moi, ne laissant entrer personne, même pas lui, et que ça pouvait durer des jours, des semaines – et pour ce que je me rappelle de mon adolescence, j’y ai même passé quelques années, claquemurée au fond des bois.

Quand bien même c’est un endroit un peu sombre, ma cabane de tristesse est plutôt confortable. Je peux m’y étendre, inerte et immobile, il n’y a pas de bruits pour perturber les courses folles de mes pensées. C’est un endroit sûr pour penser, mais comme son nom l’indique, les pensées ici ne sont pas des plus joyeuses.


Hualien – Taiwan

C’est donc un endroit où je vais me réfugier, m’enfermant à double tour, quand le monde du dehors est écrasant. Quand j’arrive plus à le gérer. Quand j’arrive plus à faire semblant. Faire semblant, ça te prend une bonne grosse dose d’énergie, et si j’ai besoin de repos, c’est dans ma cabane que j’irais. C’est pas tant que je fais semblant d’être heureuse, non non non, quand je suis heureuse, je le suis vraiment, je le sens ce sentiment qui me coule dans les veines, qui réchauffe ma poitrine, qui m’allège la tête. Non. Je suis juste putain d’épuisée de faire semblant d’être quelqu’un d’autre.

Et puis qui voudrait d’une meuf avec une cabine de tristesse de toutes façons, hein ? Là-bas se trouvent tous ces trucs au-dedans que je peux pas montrer au monde du dehors. La peine, le deuil, l’automutilation, la haine de soi, le manque de confiance en soi, la honte, la galère quotidienne, les attentes, les addictions, les pressions sociales, la peur. En bref, un bon gros morceau de mon vrai moi de putain d’introvertie.


Gili Island – Indonesia

Parfois elle s’agrandit la cabane. Je construis une nouvelle pièce avec des fissures sur les murs que je peux contempler à loisir de très près, analysant chaque imperfection sur le bois poli. J’essaie d’imaginer comment c’est arrivé là, pour finalement glisser lentement sur le terrain du chagrin face à sa laideur. Je suis du bout des doigts les fissures des murs, jusqu’à ce qu’elles n’aient plus aucun sens, comme quand tu te regardes trop longtemps dans le miroir ou que tu répètes plusieurs fois de suite le mot « hippopotame ». Il y a de grandes armoires aussi dans ces pièces, certaines que j’ose pas trop ouvrir, j’ai trop peur de ce qui pourrait me sauter à la gueule.

Y’a d’autres fois où je détruis carrément l’une ou l’autre pièce, réduisant la taille de la cabane pour ne pas me retrouver perdue dans ses couloirs lugubres. J’ai toujours un peu peur de me perdre, dans la cabane de tristesse. Ça me prend pas mal d’effort d’ailleurs d’en sortir et de courir dans les bois jusqu’à la clairière.


Wulai – Taiwan

J’ai quand même réussi à réduire la taille de cabane de manière drastique, ces deux dernières années. Il n’y a plus qu’une grande pièce, avec un grand tapis vert tout doux, qui me chatouille la plante des pieds, quand je m’allonge dessus pour contempler les craquelures du plafond. Ma cabane, elle ne pèse plus très lourd, elle rentre même dans mon backpack. Je m’en débarrasserais jamais, j’en suis même venue à l’aimer comme mon seul refuge, le seul endroit si familier que je m’y sens chez moi. C’est vraiment tordu, hein, à quel point on peut se complaire dans sa tristesse au point de croire que c’est notre maison.

J’imagine très bien que je suis pas la seule à la trimballer, cette cabane, on a tous notre bon lot de peurs, de peines qui cisaillent, de pressions extérieures ou intérieures sous lesquelles on s’écroule parfois. Je me demande comment vous faites, vous avec votre cabane. Est-ce que c’est une cabane au fait ? C’est peut être un bateau, une malle, un potager ou un fauteuil pour ce que j’en sais.


Hualien – Taiwan

La grande nouveauté c’est que j’ai réussi à construire une cabane jumelle à la cabane de tristesse. Ça a pris un peu de temps, bûche par bûche, marteau et clous, peintures et pinceaux. Elle n’a pas encore de nom, mais de grandes fenêtres et des fleurs sauvages sur la table. Je m’y retrouve de temps à autre quand j’ai besoin de silence pour penser. La cabane jumelle n’est pas du tout dédiée à la tristesse cette fois, juste à cette part introvertie de moi-même qui a besoin de solitude et de tranquillité pour digérer calmement ce qu’il se passe dehors. Il y a des pensées de voyages évidemment, de randonnées, de rencontres inattendues, d’amour, de sexe, de désirs, de rêves à portée de main, d’actions à prendre pour devenir une meilleure version de moi-même, de longs trajets en train et de mousse au chocolat qui flottent dans l’air avec le parfum des fleurs.

Il y a cette liste de rêves épinglée sur ce mur imparfait, qui s’étend du sol au plafond, à côté d’un mur de cartes postales. Il y a quelques bibliothèques, évidemment, pleines à craquer de mes livres préférés et de ceux que je meurs d’envie de dévorer. Et une autre armoire. Une immense armoire, qui a l’air super ancienne, avec des motifs d’océans gravés dans le bois. C’est là que je fourre mes souvenirs lumineux. Comme une boîte aux trésors. Je ressors un, deux, trois moments magiques et je les laisse me réchauffer à nouveau.

J’y accueille même des gens dans cette cabane. Ils peuvent venir regarder, prendre une ou deux fleurs au passage, s’inspirer de la liste accrochée au mur, y rajouter quelques rêves au marqueur alors qu’on commence à partager nos expériences et nos inspirations. Ils peuvent rester pour le thé s’ils en ont envie. Y’a pas besoin de faire la vaisselle.


Hualien – Taiwan

Okay. Retournons les pieds fermement sur Terre pour une minute. Voyager n’a clairement, et de loin pas, magiquement guérit ma dépression et ma mélancolie. J’me trimballe toujours la cabane de tristesse partout où je vais, que ce soit dans le village d’à côté, sous une tente, ou à l’autre bout du monde. J’y retourne en courant quand je me sens trop petite – ou honteusement trop imposante, invisible ou trop embarrassée, impuissante ou perdue, ou lorsque le fantôme de mon père revient me hanter en force.

La cabane de tristesse c’est pas un truc que je pourrais même penser à détruire ou à laisser à l’abandon aux libellules et aux lierres grimpants, à laisser pourrir dans un recoin de ma tête. C’est pas non plus quelque chose que je pourrais juste traverser ou surmonter pour en voir la fin à un moment ou à un autre. C’est là, ça l’a toujours été, et faut juste que je vive avec.

Donc non, voyager ça n’a clairement pas aidé à buter les monstres cachés dans les placards. Mais ça m’a donné l’énergie de construire quelque chose d’autre – un endroit rempli d’espoirs, d’optimisme et de rêveries à n’en plus finir. Disons que voyager, finalement, c’est un petit tour de magie pour étonner l’esprit au point de le rendre créatif.


Akaroa – Nouvelle Zélande

R., j’aurais bien aimé que tu puisses passer la porte de cette toute nouvelle cabane du temps où nous étions amoureux. J’aurais pu t’y accueillir avec un sourire au lieu d’un visage morne.

Peut-être même que tu lui aurais trouvé un super nom qui claque. T’as toujours été bon pour les jeux de mots. 


Gili Island – Indonesia

LA CABANE DE TRISTESSE
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